Le  « I have a dream »  de Martin Luther King prononcé le 28 août 1963 pourrait être classé au patrimoine mondial de l’humanité comme chef-d’œuvre de la rhétorique. Prononcé à l’occasion du centenaire de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, ce rêve partagé transforma la ségrégation raciale des États du Sud en honte nationale.

Ce jour-là, une marche sur Washington « Emplois et liberté » s’achève en meeting devant le célèbre mémorial de Lincoln, l’homme qui a fait abolir l’esclavage un siècle plus tôt (1863). Il l’a payé de sa vie, assassiné comme Martin Luther King le sera à son tour, en 1968. Mêmes causes, mêmes effets.

Un rendez-vous avec l’histoire

Les grands discours sont ceux qui se saisissent des circonstances. Des discours, King en a fait des centaines. Pasteur, prêcheur, pétri de culture religieuse et classique, il se sait grand orateur. Mais les gens le connaissent surtout comme activiste. Rares sont ceux qui ont eu l’occasion d’entendre un de ses discours en entier. Certes, il n’est qu’un parmi 16 intervenants et il n’a que 5 minutes. Mais il va parler devant 250.000 personnes et les télévisions de tout le pays ont fait le déplacement. C’est toute l’Amérique qui va l’écouter. Et c’est la première fois. Il sait qu’il a rendez-vous avec l’Histoire.

La tension est extrême dans le pays. King va s’adresser à des publics divers: des Noirs qui ont la rage, d’autres découragés, d’autres qui ont peur; des Blancs solidaires mais d’autres qui ont peur ou qui haïssent les Noirs et, surtout, qç ne les connaissent pas. Il doit frapper fort.

La veille au soir, il l’a  dit à son entourage [1], il veut se hisser au niveau d’Abraham Lincoln dans son « adresse de Gettysburg « le discours sur l’unité du pays.

Un message cohérent et fort

Pas besoin de lui énoncer les règles rhétoriques, King les connaît : structure cohérente, message fort, présence et équilibre entre le logos, l’ethos et le pathos. Et de l’espoir.

  • Une structure cohérente

King commence par le récit de l’enfer vécu par les Noirs que beaucoup de Blancs ignorent. Il l’oppose aux engagements des Pères de la Nation, il justifie le mouvement des droits civiques et termine avec l’espoir qui donne envie de se lever et d’applaudir à tout rompre (un gospel) :

« Tous les enfants de Dieu, Noirs, Blancs, Juifs, Protestants, Catholiques, seront capables de se tenir la main et chanter ensemble : Libre enfin ! Libre enfin ! Merci Dieu tout puissant, nous sommes libres enfin ! »

  • Un message fort

Le message est simple : le changement c’est maintenant. Il y a 187 ans (en 1776) l’Amérique a promis « Liberté et Justice » à tous ses enfants. Les Noirs viennent réclamer leur dû : « Nous venons à la capitale de notre nation pour demander en quelque sorte le paiement d’un chèque. »

Pour les Blancs, il durcit le message : « L’Amérique ne connaîtra ni repos, ni tranquillité tant que les Noirs ne jouiront pas pleinement de leurs droits civiques. »

Pour les Noirs, il recadre le combat : « Nous ne pouvons laisser notre protestation dégénérer en violence physique. »

À tous, Noirs et Blancs, il demande de s’engager : « Nous ne pouvons pas marcher seuls. »- 

  • Frapper les esprits, ronger les consciences, percer les cœurs

Les grands discours, c’est une loi d’airain, allient puissance du logos, de l’ethos et du pathos. Autrement dit, ils s’adressent au cerveau, à la conscience et au cœur. Le spectateur peut, doit, en ressortir transformé.

  • Logos : Frapper les esprits

Les têtes des Blancs sont remplies de peur et d’ignorance. King se fait pédagogue. Il inscrit son combat dans la logique de l’histoire, dans la lignée d’Abraham Lincoln : « Il y a 100 ans, un grand Américain qui jette sur nous son ombre symbolique, a signé la « Proclamation d’émancipation ». Le président Lincoln avait placé lui-même son combat pour l’émancipation des Noirs dans la lignée de la Déclaration d’indépendance (un peu abusivement à vrai dire, car il n’était pas question des Noirs à l’époque) : « Il y a 87 ans, les pères de ce nouveau continent ont conçu la liberté et ont rappelé que tous les hommes sont nés égaux. »  Adresse de Gettysburg, 1863.

Le message est clair et avant tout rassurant : La fin de la ségrégation ne sera pas une rupture, effrayante, mais une nouvelle étape, logique, cohérente de l’histoire des États-Unis.

Pour donner plus de corps à son propos, il puise ses références dans le patrimoine culturel des Américains : les textes des pères de la Nation, bien sûr, mais aussi la Bible : « Tous les vallons seront redressés, toutes les collines seront aplanies, tous les rochers seront arasés » (Isaïe). Et même Shakespeare : « L’été du mécontentement légitime des Noirs », allusion à « l’hiver de notre mécontentement » dans Richard III, pièce historique sur la lutte entre deux hommes, deux frères déchirés par la haine…

L’argumentation est puissante et répond aux adversaires qui accusent le Mouvement Civique de violence, contraire à la loi. Non, ce sont les racistes qui s’opposent à la loi et l’histoire de l’Amérique.

  • Ethos : Ronger les consciences

Les Blancs doivent prendre conscience que la ségrégation trahit les valeurs et idéaux qui ont forgé le rêve américain. Sans les mêmes droits pour tous, l’Amérique ne peut pas se regarder dans le miroir de sa conscience. Ni affronter le regard de Dieu.

L’argument se fait moral et s’adresse aux valeurs chrétiennes d’un pays très religieux : « Il est évident aujourd’hui que l’Amérique a manqué à son engagement envers ses citoyens de couleur. »

Mais l’exigence de droiture vaut aussi pour les Noirs, qu’il exhorte à ancrer leur combat dans une éthique de la non-violence : « Encore et encore, nous devons atteindre ce niveau d’exaltation où nous opposons à la force physique la force de l’âme. »

  • Pathos : Percer les cœurs

Son métier de pasteur baptiste l’a préparé aux discours d’émotions. Mais King est un maître absolu du genre. Par le génie de son verbe, il sait provoquer larmes et rires, colère et espoir dans un même discours. Il veut que les Blancs ressentent dans leurs cœurs la discrimination :

« Un siècle plus tard, les Noirs représentent un îlot de pauvreté dans un océan de prospérité matérielle.  Un siècle plus tard, les Noirs languissent toujours dans les marges de la société américaine, des exilés dans leur propre terre. »

Il évoque « les orages de la persécution» , « les rages de la brutalité policière ». Les Blancs, qui ne sont informés que par les médias des Blancs,  n’ont jamais entendu parler de la discrimination en ces termes.

Mais pas de mobilisation sans espoir. King se fait prêcheur, mais là encore le discours est nouveau pour les Blancs : « Révoltons-nous pour la liberté ensemble en sachant qu’un jour nous serons libres. »

Une éloquence d’exception

Dans la forme, le discours de Martin Luther King est un chant,  à la fois poétique et musical grâce aux figures de styles abondantes (schèmes, questions, anaphores, parallèles). C’est aussi un prêche ou métaphores et répétitions prennent des allures de prophéties voire de  commandements : Il répètera neuf fois « Que la liberté retentisse » en la faisant résonner des collines du New Hamsphire aux montagnes du Colorado.

Mais la répétition la plus fameuse est bien sûr « Je fais un rêve » , répété sept fois :

« Je fais un rêve que même l’État du Mississipi, désert étouffant d’injustice et d’oppression, deviendra une oasis de liberté et de justice, Je fais un rêve que mes quatre enfants vivront un jour dans une nation où on ne les jugera pas sur la couleur de leur peau mais sur leur caractère… »

Étonnante histoire que celle de ce rêve éveillé car il faillit ne pas être dit. Son conseiller Wyatt Walker le lui avait déconseillé. Mais en arrivant à la fin du discours, Martin Luther King a senti qu’il manquait ce quelque chose qui distingue un grand discours d’un discours historique. Il l’a ajouté au dernier moment. Sans risque, il le connaissait par coeur.

Le discours a duré 17 minutes au lieu de 5, mais personne n’a songé à lui en faire le reproche. Quelque chose de grand venait de se passer. Un député intervenu juste avant commenta : « Martin Luther King vient de passer de l’autre côté de l’Histoire. » William Sullivan, un des patrons du FBI, le classa aussitôt : « Noir le plus dangereux pour l’avenir de la Nation. »

La parole, inspiratrice ou créatrice?

Les discours changent-ils vraiment le cours de l’Histoire ? Les historiens sont prudents et ils ont raison car tout discours n’est rien sans un public et un contexte.  Quand les éléments sont réunis, oui, les discours peuvent déclencher l’action car ils créent dans les têtes la vision de l’avenir possible et déclenchent dans les consciences et les cœurs le désir de changer. Le  discours de Martin Luther King galvanisa les Noirs qui étaient prêts et convainquit aussi une majorité de Blancs qu’il était temps de d’accepter les Noirs comme pleinement citoyens américains. Un an plus tard, la ségrégation était abolie. Mais les discours ne gravent rien dans le marbre. Ils n’effacent pas non plus les préjugés forgés par le passé, comme le racisme qui ne demande qu’à resurgir quand les circonstances l’y invitent…